Et finalement s'il [le praticien] passe du demi-ton mineur au majeur, il fera la diese Enharmonique : Or l'on peut encore prouuer que la voix est capable de tous ces interualles par l'experience que l'on fait dans les chants des Eglises, & dans les Concerts, dans lesquels les voix montent ou descendent peu à peu, comme l'on apperçoit à la fin, où elles se trouuent souuent plus hautes, ou plus basses d'vn demi-ton, auquel elles ne sont pas arriuées tout d'vn coup, mais insensiblement ; de sorte que si elles ont baissé à chaque mesure, l'on peut dire qu'elles ont diuisé le demi-ton, ou l'interualle, par lequel elles sont descenduës ou montees par autant de parties qu'il y a de mesures.
Mais de toutes les Nations qui apprennent à chanter, & qui font les passages de la gorge, les Italiens mesme qui font vne particuliere profession de la Musique, & des recits, auoüent que les François font le mieux les passages, dont il n'est pas possible d'expliquer la beauté & la douceur, si l'oreille ne les oit, car le gazoüil ou le murmu[re] des eaux, & le chant des rossignols n'est pas si agreable ; & ie ne trouue rien dans la nature, dont le rapport nous puisse faire comprendre ces passages, qui sont plus rauissans que les fredons, car ils font la quinte-essence de la Musique.
COROLLAIRE Les Musiciens Grecs n'ont point parlé des fredons & des passages dont on vse maintenant pour orner & pour broder les chants, si ce n'est que nous n'entendions plus maintenant leurs termes ; ce qui témoigne ce semble qu'ils n'en ont pas eu l'vsage, puis qu'ils ont esté si feconds & si curieux en vocables propres & particulieres, qu'ils n'ont quasi rien inuenté, à quoy ils n'ayent donné vn nom particulier.
Le chant est tres-different de la parole, car il ne requiert point de consonantes, ny de voyelles, comme l'on experimente sur l'Orgue, & sur les Instrumens dont on vse pour faire ouyr toutes sortes de chansons, encore qu'ils ne prononcent nulle lettre, neantmoins l'on peut faire vne langue entiere de tant de dictions que l'on voudra par le moyen de ces chants, comme l'on peut aysément conclure de ce que nous auons demonstré dans le liure des Chants ; & consequemment la parole n'a nul aduantage par dessus les chants que le seul vsage, & l'institution des hommes, qui ont voulu que les dictions composées de voyelles & de consonantes signifiassent leurs pensées & les objects exterieurs ; de sorte qu'il n'y a nulle autre difference entre la parole & le chant, sinon que le chant est ce semble plus propre & plus naturel pour signifier les passions & les autres choses, & particulierement celles qui consistent dans le mouuement.
Car le chant du demiton est propre pour exprimer la tristesse, & celuy du diton est propre pour expliquer la ioye : & si l'on auoit examiné la nature de tous les interualles, l'on trouueroit la conformité qu'ils peuuent auoir auec chaque chose, de sorte que l'on en pourroit vser au lieu de nos dictions ordinaires pour nous faire entendre & pour exprimer la nature des choses : mais ils seroient incommodes, parce qu'il faudroit chanter en parlant, & ceux qui n'ont point la voix propre pour faire les interualles des sons, ne pourroient expliquer leurs [p042] pensées ; c'est pourquoy l'on peut conclure que les paroles, dont les discours sont faits, sont plus excellentes que les chants, si ce n'est que l'on les fasse seruir de paroles, quoy que l'on puisse dire qu'ils sont plus excellens, parce qu'ils ont tout ce qu'a la parole, & qu'ils sont mieux reglez qu'elle, à raison des iustes proportions que gardent leurs interualles ; mais les paroles & les discours ont des interualles qui peuuent estre aussi bien reglez que ceux des chants.
Or ceux qui apprendront la Musique en ceste maniere [en utilisant l'orgue pour apprendre à chanter], feront les interualles plus iustes que ceux qui ont appris des Maistres, pourueu que le clauier & les tuyaux soient disposez comme ceux que i'ay expliquez au traité de l'Orgue, dans lequel les tons & les demitons majeurs & mineurs, les dieses, & toutes les consonances sont dans leur iustesse & dans leur perfection ; & consequemment celuy qui aura appris à chanter sans Maistre enseignera mieux à entonner iuste que nul autre. Mais il ne pourra pas donner la grace aux chants & aux passages qui dépendent des roulemens de gorge, & des autres delicatesses & tremblemens dont on vse maintenant pour porter la voix du graue à l'aigu, & de l'aigu au graue ; c'est pourquoy s'il veut perfectionner sa voix, il a besoin de Maistre, à raison que les Instrumens ne peuuent enseigner de certains charmes que l'on inuente tous les iours pour embellir les chants, & pour enrichir les Concerts. Il y a vne autre maniere d'apprendre qui est plus Philosophique, mais elle est plus difficile, car elle consiste à faire trembler l'air qui sort de l'ouuerture du larynx autant de fois que la chorde qui fait le son que l'on veut imiter, & que l'on fait sans le sçauoir lors que l'on chante à l'vnisson d'vn autre son, & lors que l'on le fera par science l'on chantera plus raisonnablement.
C'est pourquoy la Musique est vne imitation, ou representation, aussi bien que la Poësie, la Tragedie, ou la Peinture, comme i'ay dit ailleurs, car elle fait auec les sons, ou la voix articulee ce que le Poëte fait auec les vers, le Comedien auec les gestes, & le Peintre auec la lumiere, l'ombre, & les couleurs : voyons maintenant la diuersité des Airs, & des Chants, & particulierement ceux dont on vse en France, afin que le Musicien n'ignore rien de tout ce qui appartient à l'Harmonie. Et apres nous verrons ce qui est necessaire pour faire de beaux Airs, & s'il est possible d'en faire vn qui soit le plus beau de tous ceux qui peuuent estre faits sur quelque sujet, ou sans sujet.
Neanmoins auant que de nombrer les diuerses especes de Chansons dont on vse maintenant il faut proposer vne difficulté qui nous donnera peut-estre vne nouuelle definition du Chant, à sçauoir quand, & à quel moment le son, ou la voix commence à estre chant, ce qui semble fort difficile à determiner, car le commencement des choses naturelles est ordinairement imperceptible, neanmoins le chant ayant quelque chose d'artificiel aura peut-estre son commencement plus facile à reconnoistre, que s'il estoit simplement naturel.
Plusieurs tiennent que chaque partie de Musique est vn Chant, & neanmoins il y a des parties qui tiennent tousiours ferme sur vn mesme ton, sans hausser ou baisser, comme il arriue quelque fois à la Taille : & entre les Chants dont on vse pour chanter les Psalmes dans les Eglises Catholiques l'vne des intonations ne se sert point d'interualles : quoy que personne ne die que l'on ne chante pas quand on vse de ce ton.
S'il est tres-difficile de remarquer le commencement du mouuement, & du temps, & par consequent celuy du son, qui n'est autre chose qu'vn mouuement, il n'est ce semble pas moins difficile de determiner quand le son commence d'estre Chant : car si toutes les parties d'vn Chant sont homogenes, c'est à dire de mesme nature, comme celle du son, & de l'air, il faut conclure que chaque partie du son, qui est perceptible, contient la nature du Chant, & qu'elle peut estre appellé Air.
Et quand on se sert de cette intonation, on dit aussi bien qu'on commence à chanter que quand on se sert des Tons qui varient leurs interualles. La difficulté consiste donc en deux points, à sçauoir si le son qui ne hausse ny ne baisse point, peut estre appellé, & est en effet vn chant : & si chaque partie de ce son est Chant, [p094] ou quel espace de temps le son doit durer pour estre chant.
Mais si nous parlons d'vn chant parfait, il desire des changements de son, & de differens interualles, comme sont les Diatoniques, & de certaines parties qui ne sont pas Homogenes, & de mesme nature, comme sont les differentes parties de l'eau, & de l'air : parce que le commencement doit estre different du milieu, & la fin doit estre differente de l'vn & de l'autre.
Quant à la duree du chant, les Musiciens n'ont encore rien estably sur ceste difficulté : il y en a de longs, de courts, & de mediocres : & l'on peut quasi dire la mesme chose des chants que des vers, car il n'y a point de vers qui ne puisse auoir vn chant ; & si le vers est inutile & imparfait, comme sont ceux ausquels il manque vn, ou plusieurs pieds, on peut appeller leur chantimparfait. Toutesfois l'on peut dire que le chant doit pour le moins durer deux ou trois mesures pour estre accomply & parfait, afin qu'il ait son commencement, son milieu, & sa fin, car ses trois parties se rencontrent presque tousiours en toutes ces choses, particulierement en celles qui sont liees & obligees au mouuement, comme sont les chants dont nous parlons.
Mais ie traiteray apres plus amplement des parties du chant, & diray s'il est possible de trouuer des regles qui seruent à faire de beaux chants, de sorte qu'en les suiuant on ne puisse faillir au iugement, ou à la composition.
Voyons maintenant combien il y a d'especes de chants dont on vse en France, car quant à ceux des anciens tant Grecs, que Latins, ils nous en ont laissé si peu de connoissance que nous ne pouuons en parler auec certitude : & les nations estrangeres n'en ont point que nous n'imitions assez heureusement, & s'il m'est permis de parler à notre auantage, que nous ne surpassions en quelque chose, particulierement en la politesse, en la delicatesse, & en la douceur dont on les recite ; car quant à la netteté, à la bonté, ou à la force de la voix, les Italiens les peuuent disputer auec toutes les autres nations : ioint qu'ils ont plusieurs beaux traits, & quantité d'inuentions dont nos chants sont destituez.
Si nous voulons apporter quelques distinctions ou diuisions entre les chants, il semble que l'on peut accorder toutes les pensees des Musiciens sur cette difficulté : Car si nous disons que le son, contre lequel se peuuent chanter vne ou plusieurs parties qui facent des consonances & de l'harmonie, est vn chant, l'on peut tenir que le simple son qui tient ferme, & consequemment que les discours des Orateurs, & de ceux qui font des interualles sensibles, comme les Italiens, & quelques Predicateurs qui chantent en parlant, peuuent estre nommez chants, lors qu'on peut faire quelque partie de Musique contre lesdits sons, ou discours.
PROPOSITION IV. Expliquer toutes les diuisions & les especes des Chants & des Airs dont vsent les Musiciens, & donner des exemples des chants Ecclesiastiques.
L'on peut premierement diuiser les chansons en Diatoniques, Chromatiques, & Enharmoniques, & en mettre autant d'especes comme ces trois genres en ont ; mais pour parler des chants qui sont en pratique, on les diuise en autant d'especes qu'il y a de modes differens, à sçauoir en 12, dont chaque espece peut quasi auoir vne infinité d'indiuidus, puis que l'on en fait 40320 des 8 notes de chaque Octaue, encore que l'on ne repete nulle note deux fois, comme ie [p095] monstreray dans la 8 proposition.
En troisiesme lieu, les chants se diuisent en autant d'especes que les passions ; car il y en a de tristes ou languissans, & de ioyeux ; il y en a de propres à la guerre, & d'autres à la paix. Ils se peuuent encore diuiser en Dactyliques, Anapestiques, Iambiques, &c. suiuant les differentes especes des vers & des mouuemens dont les anciens Poëtes & Musiciens ont vsé, & dont on se sert aux Balets.
A quoy l'on peut rapporter la diuision [des chants] que l'on en fait maintenant en trois genres, dont l'vn est le Vaudeuille ou la Chanson, l'autre est le Motet ou la Fantaisie, & le troisiesme genre contient toutes les especes de Danseries. Et finalement si l'on veut vne diuision plus particuliere, l'on peut mettre douze sortes de compositions de Musique qui se pratiquent en France, à sçauoir les Motets, les Chansons, ou les Airs, les Passemezzes, les Pauannes, les Allemandes, les Gaillardes, les Voltes, les Courantes, les Sarabandes, les Canaries, les Branles, & les Balets, dont l'on void des exemples à la fin de ce liure, où i'en mets les definitions, ou les descriptions.
Ie donneray encore d'autres exemples des Airs, & des beaux Chants dans le traité qui apprend à bien chanter : car ie veux seulement icy donner quelques chants Ecclesiastiques qui excitent la deuotion lors qu'ils sont bien chantez ; & pour ce sujet ie choisis certains versets de quelques Psalmes qui sont propres pour éleuer l'esprit à la contemplation des choses diuines, afin que le chant & la lettre se respondent mutuellement.
Or les quatre chants qui seruent aux quatre versets des Psalmes sont en vsage parmy les Prestres de l'Oratoire, qui les chantent auec vne grande deuotion ; & le dernier est vsité dans les prisons de Paris. Et l'on pourroit diuiser tous les chants Ecclesiastiques en Leçons, Versets, Respons, Antiennes, Psalmes, Cantiques, Hymnes, Sequences, & Messes, dont Cerone en rapporte vne grande partie dans son 3, 4, & 5 liure : l'on en trouue aussi plusieurs dans Glarean, & Franchin, sans qu'il soit besoin d'en charger ce traité.
C'est pourquoy ie ne mets pas icy les tons ordinaires du chant Gregorien ; & puis ie les ay déja donnez dans la 29 proposition du second liure de la Musique imprimé l'an 1627, à la fin duquel i'ay encore mis 12 chants à deux parties sur les 12 modes : & à la fin du second liure i'ay mis vn chant figuré à deux parties du premier mode, & vn autre du second, & finalement vn autre air spirituel à 4 parties. L'on trouuera aussi les exemples des 12 tons des chants de l'Eglise à la fin du sixiesme liure Latin, qui traite des genres & des modes. I'ajoûte seulement que le 5, le 6, & le 12 me semblent les plus beaux : mais chacun peut choisir celuy qui luy agreera dauantage pour sa consolation particuliere, & mesme il en peut faire tant de nouueaux qu'il voudra.
Or il est certain que lors que l'on chantera plusieurs chants de l'Eglise auec l'attention & la deuotion requise, l'on en receura vn grand contentement, car il y en a de fort beaux, par exemple les Hymnes, Veni creator spiritus, Sacris solemnijs, Pange lingua gloriosi corporis mysterium, Conditor alme syderum, Sanctorum meritis, Aue maris stella, & plusieurs autres. La mesme chose arriuera en chantant les Proses Victimae Paschali laudes, Lauda Sion Saluatorem, & les Antiennes Inuiolata, Salue regina, Regina caeli, &c. dont on vse dans les Eglises Catholiques : mais puis qu'on les trouue dans les Rituels, il n'est pas à propos de les mettre icy.
Ie conseille neanmoins à ceux qui aiment les chants de l'Eglise de se seruir des Heures de la Vierge qui ont esté imprimees chez Cauellat l'an 1598, car elles contiennent les chants de tout ce qui se chante le long de l'annee dans l'Eglise de Paris, à sçauoir toutes les Antiennes, ou Antiphones, toutes les Hymnes, les Psalmes, les 8 tons, plusieurs Proses, des Messes toutes entieres auec les Gloria in excelsis, le Credo, & plusieurs autres chants qui sont fort beaux ; de sorte que ie m'estonne que ces Heures qui deuroient se trouuer entre les mains de tant de personnes, soient si rares, & que l'on ne les r'imprime point.
Ie donneray encore plusieurs autres sortes de chants lors que ie parleray [à la fin du sixiesme liure Latin, qui traite des genres & des modes] des Danses, & des Balets, & de toutes les especes de chants dont on vse en France. Et l'on peut encore voir tous ceux que i'ay donné dans le 13 article de la 57 question sur la Genese. L'on peut aussi rapporter tous les chants que Goudimel, Claudin le Ieune, du Caurroy, Caignet, & les autres ont donné aux Psalmes mis en vers François, & toutes les Chansons spirituelles aux chants Ecclesiastiques, puis qu'ils seruent à eleuer l'esprit à la contemplation des choses diuines, & consequemment qu'ils suiuent le but & le dessein de l'Eglise. Et finalement on peut voir le chant de tous les Motets qui ont esté imprimez depuis que l'on a commencé à chanter à plusieurs parties.
PROPOSITION V. A sçauoir si l'on peut trouuer & prescrire des regles & des maximes infallibles selon lesquelles on fasse de bons Chants sur toutes sortes de lettres & de suiets, & si les Musiciens en ont quand ils font des Airs & des Chants. Cette difficulté est l'vne des plus grandes de toutes celles de la Musique, car puis que personne n'a encor estably de certaines regles propres pour faire de beaux chants sur toutes sortes de sujets, c'est signe que l'on n'en peut establir, car il n'est pas ce semble probable que les Musiciens qui ont vescu depuis vne si longue suite d'annees & de siecles n'en eussent estably, tant pour s'en seruir aux rencontres, que pour en faire part à leurs successeurs, comme ils ont fait des autres preceptes de cét Art. En effet les plus excellens Maistres preuueut tous les iours par experience qu'ils n'ont point de regles asseurees pour faire de bons chants, puis qu'ils ne les rencontrent le plus souuent que par boutades, & par hazard, comme ils confessent eux-mesmes ; de là vient qu'ils sont quelquefois des iours entiers sans pouuoir faire vn air, ou vn chant qui leur plaise, & qui leur satisfasse ; & d'autrefois ils en font plusieurs en peu de temps, qui leur naissent dans l'esprit suiuant les differentes dispositions de leur imagination, & de leur santé.
Or s'ils auoient des regles certaines, ils [les plus excellens Maistres] pourroient faire tels chants qu'ils voudroient à toute sorte d'heures & de rencontres, comme les Architectes peuuent faire le dessein d'vn bastiment, & les Mathematiciens des demonstrations, & tirer des lignes droites & courbees de toutes façons en tout temps, parce qu'ils ont des regles certaines & infallibles. La maniere dont se seruent les Compositeurs confirme cette verité, car ils tastent sur le Luth, sur l'Epinette, sur la Viole, ou sur d'autres Instrumens plusieurs sortes de tons & d'accords pour r'encontrer vn chant qui leur plaise, ou bien ils fueillettent Claudin, Guedron, & les autres Maistres pour prendre quelques parties de chant d'vn costé, & les autres parties en dautres lieux, afin de ramasser ces fragmens, & d'en faire vn chant entier. Or s'ils auoient des regles certaines, ils s'en seruiroient sans prendre deçà & delà des vns & des autres, ce qu'ils font quelquefois sans beaucoup de raison & de iugement.
Mais ie veux apporter de plus puissantes raisons, dont l'vne se prend du peu de connoissance que nous auons de la nature des interualles Harmoniques, desquels il faut vser pour faire les chants. Et l'autre se prend de l'ignorance des mouuemens dont l'on ne sçait pas la theorie, ny la pratique, car nous n'auons point de Musiciens qui puissent establir la suite des mouuemens necessaires pour exciter les auditeurs à telle passion que l'on voudra.
A quoy l'on peut ajoûter la connoissance des choses qui sont necessaires au parfait Musicien, dont i'ay parlé dans vn autre lieu, comme celle du temperament des auditeurs, & celle des esprits, & de la maniere dont il faut vser pour eschaufer & refroidir l'imagination & l'appetit, afin d'appaiser ou d'exciter les passions. Et puis la multitude des Airs va iusques à l'infiny, & la bonté des chants depend le plus souuent de la fantaisie du Compositeur, & de ceux qui les mettent en credit ; ce qui empesche que l'on puisse prescrire des regles infallibles si [p098] l'on ne veut comprendre & renfermer l'infinité de l'imagination & de la caprice des hommes dans les bornes de quelques maximes qui fassent vne chose finie de l'infiny.
Il faut neantmoins auoüer que l'on peut trouuer des regles si certaines, que l'on ne manquera iamais à faire de bons chants sur toutes sortes de sujets, pourueu que l'on entende la lettre ; car si le Musicien François qui n'entend que sa langue vouloit mettre de l'Espagnol ou de l'Italien en Musique, il ne pourroit pas accommoder la note à la lettre. I'auoüe qu'il est difficile de trouuer & de pratiquer les regles dont nous parlons, dautant qu'elles requierent vne parfaite connoissance de la nature des sons, & de leurs interualles, & des passions & affections que l'on desire exciter ou appaiser. Mais peut-estre que cette connoissance n'est pas impossible, soit que les anciens l'ayent euë, comme tiennent ceux qui croyent qu'Aristote, Plutarque, & les autres Autheurs ne proposent rien des especes & des effets de la Musique que ce qui est veritable, & qui disent que les Grecs auoient la connoissance du temperament des auditeurs, de la nature des passions, & des interualles ; ou que lesdits anciens n'ayent point eu d'autre connoissance que nous, ou plustost qu'ils ayent moins connu dans la Musique que les Maistres qui composent maintenant, & qui enseignent la pratique & la theorie de l'Harmonie, comme croyent plusieurs, qui ne deferent pas tant aux anciens que les autres. Car puis que l'inuention des regles pour faire de bons chants dépend de la raison, du iugement, & de l'experience, il faudroit que nous fussions dépourueus de ces facultez, & instrumens, si nous ne pouuions rien establir que par emprunt des anciens, dont ie ne veux pas icy parler dauantage, dautant que i'ay fait vn discours particulier pour examiner s'ils estoient plus sçauans que nous dans la Musique, & s'ils faisoient de meilleurs Chants, & de meilleurs Concerts.
PROPOSITION VI. Determiner de quelles regles & maximes l'on doit vser pour faire de bons chants, & en quoy les sons & les chants sont semblables aux couleurs. Si nous pouuons trouuer & establir des regles infallibles pour faire de bons chants sur toutes sortes de sujets, nous ferons ce qui est de plus difficile & de plus [p099] excellent dans la Musique : car quant à la composition de deux, ou plusieurs parties, l'on en trouue assez qui y reüssissent, mais l'on n'en trouue point, ou du moins l'on en rencontre fort peu qui fassent de bons chants sur tous les sujets qu'on leur propose. Et si l'on demande pourquoy il est plus difficile de faire vn bon chant que d'ajoûter des parties au chant qui est déja fait, & de composer à deux, ou plusieurs parties, ie responds qu'il faut estre plus sçauant pour faire de bons chants, que pour composer à plusieurs parties, comme l'on pourra facilement conclure du discours qui suit.
Ie dis donc premierement que c'est vne regle infallible pour les chants, qu'il faut suiure & imiter le mouuement de la passion à laquelle on veut exciter les auditeurs ; par exemple, si l'on veut exciter à la guerre, ou à la cholere, il faut vser du mouuement Iambique, ou de l'Anapestique. Où il faut remarquer que ie commence les regles par le mouuement que l'on doit donner aux chants, dont on peut dire ce que l'Orateur disoit de la prononciation, ou du recit des harangues, & vn autre de l'humilité pour les vertus Chrestiennes, & sainct Paul de la Charité comparee aux vertus Theologales, à sçauoir que comme ces vertus sont les principales & les plus difficiles à aquerir, de mesme le mouuement des chansons est la principale partie du chant, & celle qui a plus d'energie, & de force sur l'Auditeur, que toutes les autres choses qui font & qui accompagnent le chant ; de sorte que qui sçait donner les vrais mouuemens, sçait la meilleure partie de la Musique, & la regle la plus necessaire de toutes celles qui seruent à faire des chants. Mais ce n'est pas icy le lieu de parler de ces mouuemens, dautaut qu'ils appartiennent au liure de la Rythmique.
La seconde regle [pour les chants] appartient aux interualles, & degrez dont il faut vser dans les chansons, laquelle est semblablement necessaire, car elle consiste à vser des mesmes interualles ou degrez dont vse la passion à laquelle on veut exciter : par exemple, si la cholere monte par tons, ou demitons, il faut que le chant monte par mesmes degrez, encore que cecy ne soit pas si necessaire que l'on ne puisse se seruir d'autres degrez en chantant que de ceux de la passion, particulierement lors que l'on ne cognoist pas par quels degrez elle va : or il est certain que les chants ont esté inuentez pour exciter les passions ; par exemple, pour resiouyr l'Auditeur, car la resiouyssance appartient aux passions, dont elle est le fondement, le commencement, & la fin, car le plaisir n'est autre chose qu'vn amour parfait & accomply, comme l'amour & le desir, est vn plaisir commencé, & imparfait.
Ie ne crois pas qu'il faille d'autres regles pour faire de bons chants sur toutes sortes de sujets, car la suite des degrez & des interualles des sons qui composent le chant, & la cognoissance du mode dont il faut vser, sont comprises dans la seconde regle [de cette proposition] ; & toutes sortes de vers, & de mouuements sont contenus dans la premiere : quant à la bonté de la voix, & à la prononciation, elles n'appartiennent pas aux regles des chants, mais à la methode, & à la maniere de chanter, & au Chantre, dont nous parlerons ailleurs. Quant à la relation des sons qui composent le chant, comme celle du Triton, & de la fausse Quinte, qui sont quasi les seules relations mauuaises tant au plain chant, que dans la Musique (encore que ces interualles, & tous les autres puissent entrer dans les recits, lors que le sujet le requiert) il en faudra parler dans le liure de la Composition.
Il faut seulement icy remarquer que les chants sont semblables aux nuances des couleurs, qui se suiuent tellement que l'on ne passe pas d'vne extremité à l'autre sans passer par celle du milieu. C'est pourquoy l'on peut s'instruire pour faire de bons chants par la consideration desdites nuances ; car comme l'on a sept interualles, ou huit sons dans l'estenduë de l'Octaue, dont on a coustume d'vser ; de mesme l'on prend pour l'ordinaire sept ou huit couleurs pour chaque nuance, comme l'on experimente à la nuance du pourpre, du bleu, & du vert de tulipe, ou de citron ; de sorte que l'on peut comparer chaque chant à chaque nuance, si n'est que l'on veüille rapporter tous les chants de l'vn des genres de Musique à vne espece de nuance : par exemple, les chants dont on vse dans nostre Diatonique, à la nuance de verd, & ceux des autres especes du genre Diatonique aux autres sortes de nuances.
Or l'on pourroit choisir les huit principales especes de nuances, à sçauoir les trois des trois sortes de verds, & les nuances du bleu, du iaune, du rouge, du colombin, & du pourpre, pour les comparer aux huit especes de la Diatonique : si ce n'est que l'on aime mieux diuiser toutes les nuances, comme toutes les especes de Musique, en trois genres, à sçauoir en la nuance du verd, du iaune, & du rouge, dont chacune en contiendra plusieurs autres, comme chaque genre de Musique contient plusieurs especes. A quoy l'on peut ajoûter que si l'on fait des chants de douze degrez dans l'Octaue en la diuisant par demitons, que l'on a semblablement des nuances de douze couleurs, comme celle du rouge ; & qu'vne nuance peut auoir autant de couleurs que l'Octaue de sons, ou d'interualles, car l'vne & l'autre peuuent estre diuisees en vne infinité de degrez.
En effet s'il est permis de s'instruire par l'analogie des autres choses, l'on peut comparer les simples sons aux simples couleurs, les interualles des sons aux meslanges desdites couleurs, & les chants aux tableaux ; car comme les Peintres, les Teinturiers & les Floristes remarquent qu'il y a des couleurs simples & premieres, dont les autres sont composees ; de mesme les Musiciens considerent qu'il y a des sons plus simples les vns que les autres ; ce que l'on peut dire du proslambanomenes, parce que les battemens ou mouuemens d'air dont il est composé sont plus proches de l'vnité & du repos, dont la nete est la plus éloignee ; de sorte que les sons du milieu sont composez de ces deux extremes, à raison qu'ils participent de la tardiueté & de la pesanteur de l'vn, & de la vitesse de l'autre, comme les couleurs du milieu participent des deux extremes, à sçauoir du blanc & du noir, dont on peut s'imaginer que les deux premieres couleurs des Peintres, c'est à dire le bleu & le iaune, sont composees, desquelles on fait apres toute sorte de verd.
D'où l'on peut conclure que la Mese est le son le plus agreable de tous, puis qu'il participe également du ciel & de la terre, comme fait le verd naissant, lequel est composé d'égales parties du bleu & du iaune. Mais si l'on compare les interualles de Musique à deux couleurs, l'on peut considerer si le bleu ou le iaune estant comparé auec le verd font aussi bon effet que le proslambanomene, ou la Nete comparees à la Mese, auec laquelle elles font l'Octaue ; & si l'on compare les chants aux nuances des couleurs, l'on peut supputer de combien de sortes de couleurs il faut vser depuis le bleu, ou le iaune iusques audit verd pour y passer insensiblement, ou le plus agreablement qui se puisse faire ; & qu'elle proportion il y a entre ces couleurs d'approche, afin de remarquer si les passages que l'on fait du proslambanomene ou de la Nete à la Mese, doiuent estre remplis dautaut d'interualles, & qui ayent des raisons égales ausdites couleurs, afin de faire le plus beau chant de tous les possibles, & de le chanter parfaitement.
Car il y a de l'apparence que la nature suit tousiours le mesme train en ses ouurages, & que le chant qui l'imitera doit estre estimé le plus parfait, soit que l'oreille y consente ou non, puis que la raison est la maistresse, & consequemment qu'elle est plus croyable.
L'on peut donc examiner de combien de couleurs il faut nuer le iaune, ou le bleu, duquel on veut passer au verd gay, ou dudit verd au iaune, & au bleu, ou de l'vn de ceux-cy à l'autre, & faire autant d'interualles depuis le son graue iusques à celuy du milieu, & du milieu iusques à l'aigu, afin de voir si le chant qui sera conduit par ces nuances sera le meilleur de tous. Et parce que l'on aime la diuersité des chants, comme celle des tableaux (à raison de l'estat de changement dans lequel nous viuons assujetis à sa vanité malgré que nous en ayons) lors que l'on diuersifiera les chants, & que l'on quittera la precedente nuance pour passer à des couleurs éloignees, ou à des sons separez, & dis-joints, il faut que le son ou la couleur ayent de l'analogie, & de la conuenance auec les autres ausquels nous passons.
Il faut encore remarquer qu'il y a plusieurs couleurs qui se nuent, comme il y a plusieurs genres & especes de Musique ; & que l'on peut comparer les degrez de chaque espece de Musique auec la nuance de chaque couleur ; par exemple, la nuance du verd, du iaune, & du rouge auec les degrez du genre Diatonic, Chromatic, & Enharmonic, car les chants peuuent finir par la voix la plus graue, ou la plus aigue, comme la nuance de chaque couleur finit d'vn costé par le noir, qui represente l'ombre, les tenebres, & le silence ; & de l'autre costé par le blanc, qui represente l'esclat de la couleur, la lumiere, & la vistesse des sons aigus.
COROLLAIRE I Les bons Compositeurs disent que les chants doiuent estre semblables aux corps composez des quatre Elemens, afin qu'ils ayent la fermeté de la terre dans leur mesure constante & reglee ; la netteté de l'eau, parce qu'il faut éuiter toute sorte d'embarras & de confusion dont l'oreille peut estre blessee ; la vistesse & la mobilité du feu par ses diminutions, ses passages, ses tremblemens, & ses fredons ; & puis le bel air, qui est l'ame du chant. L'on peut aussi comparer les interualles dont on vse dans les chants, aux couleurs que produisent les metaux : ce qui se fait en differentes manieres ; par exemple le plomb calciné auec l'estain fait l'émail blanc ; le fer calciné fait le iaune des verres ; ce que fait aussi l'antimoine : le cuiure rend le verre turquin, ou bleu selon les differentes preparations que l'on luy donne ; & l'argent estant meslé auec d'autres choses fait vne varieté de couleurs. Ie laisse tout ce que les potiers de terre, & les Chymiques font par le moyen des metaux, parce qu'il suffit d'en auertir les Musiciens afin que s'ils veulent rapporter chaque metail, & toutes leurs couleurs à ce qui arriue aux interualles, ou mouuemens des chants, ils sçachent les experiences des artisans.
Il faut encore considerer si toutes les principales couleurs qui se nuent peuuent estre reduites à 7, comme les Octaues, afin que chaque espece d'Octaue qui a 8 sons & 7 interualles, soit comparee à chaque couleur principale, & aux 7 ou 8 couleurs qui luy seruent de nuance ; & finalement si les nuances sont dautant plus ou moins agreables, qu'elles ont vn plus grand nombre de couleurs, & qu'elles paroissent moins distinctes, comme les chants ont coustume d'estre plus ou moins agreables, selon que leurs degrez sont moindres ou plus grands : comme il arriue lors qu'au lieu des 8 sons Diatoniques de l'Octaue, on la diuise en 12 demitons sur l'Orgue & sur le Luth, par le moyen des degrez Chromatiques, ou qu'on la diuise en 24 interualles par le moyen des degrez Enharmoniques, car les nuances des couleurs peuuent estre de 12, & de 24 differentes couleurs, que l'on peut mettre entre le vray verd, & le verd le plus brun d'vn costé, & le verd le plus foible de l'autre.
PROPOSITION VII. Determiner s'il est possible de composer le meilleur chant de tous ceux qui se peuuent imaginer, & si estant composé il se peut chanter auec toute la perfection possible.
Or l'on peut considerer le Chant ou l'Air en deux manieres ; premierement en sa composition, & puis apres sa composition ; qui peut estre faite en tant de façons (comme il appert par le grand nombre de chants qui se rencontrent dans l'estenduë d'vne double, triple, & quadruple Octaue, encore que l'on ne parle point des diuers mouuemens, ou des differentes mesures) qu'il est presque incroyable, & qu'il semble estre impossible qu'vn homme puisse composer tous les Airs qui se rencontrent dans le nombre des sons dont on vse ordinairement dans les chansons, encore qu'il composast l'espace de cent ans sans cesser. Ce seroit donc par hazard s'il rencontroit le plus beau chant de tous ceux qui se peuuent faire, & ne pourroit connoistre s'il seroit le plus excellent, puis que la connoissance d'vne chose qui vient en comparaison auec d'autres, ne peut s'acquerir qu'en la comparant auec celles qui luy sont rapportees.
L'on doit encore considerer le suiet de la chanson ; car si l'air est lié à quelque matiere, soit prose, ou vers, il sera plus agreable que s'il estoit separé de toute sorte de sujet, dautant que le iugement de l'oüie se faisant dans le sens commun, & non seulement dans les replis & les cauernes des oreilles, si l'air ne porte rien auec soy que le son, il ne peut estre si bien goûté de l'esprit, que lors que le son est joint à quelque parole qui a conformité & analogie auec le chant.
De plus, vn sujet en vers rend le chant plus agreable qu'vne prose, dautant que le vers frape plus subitement le sens commun, & enuelope en peu de paroles vn sens plus aigu, & plus subtil, qui donne vn particulier contentement au sens commun, ou à l'esprit : car la volupté se faict au sens commun, comme le chatoüillement au corps, par vn mouuement subit & non preueu. Certes i'estime qu'il faut conclure qu'il n'est pas au pouuoir d'vn homme de trouuer l'air le plus parfait de tous, encore qu'il fust chanté par les plus belles voix du monde : car cet air se deuant parfaitement raporter au sens d'vn vers parfait, & n'estant pas possible de trouuer le vers le plus parfait de tous, l'on ne sçauroit arriuer à la perfection de l'air dont nous parlons.